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Introspection
Introspection
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10 juillet 2013

Vendredi 5 juillet

Nous sommes le vendredi 5 juillet.

 

Je travaille, comme toujours, avec une infirmière et un chauffeur. La nuit est chaude. Les rues sont pleines de gens qui célèbrent l'arrivée d'un été tant attendu.

Nous commençons la nuit avec ce monsieur. Il s'appelle M, est très alcoolisé, s'est fait voler sa tente plus tôt dans la journée. Il a été « signalé » par une autre association qui est toujours sur place. Bonjours cordiaux, nous sommes dans le même bateau. M peu difficilement discuter. Nous le prenons en charge pour une nuit.

Au même endroit, nous croisons un autre homme, d'une cinquantaine d'année. Visage triste et fatigué. Il s'appelle S, est arrivé en France il y a un peu plus d'un mois. Il vient du Cameroun, qu'il a fuit. Vu son français soutenu, nous supposons quelqu'un de lettré. Il ne comprend pas pourquoi la France le laisse dormir dehors. La réalité percute de plein fouet ses espoirs. S nous parle des tortures qu'il aurait subit, en prison, de ses douleurs chroniques, de sa colonne vertébrale abîmée, puis renforcée chirurgicalement. Nous n'avons rien à répondre à cette détresse physique. Il nous raconte aussi les assassinats d'autres membres de son parti. Il nous parle de sa femme et de ses deux enfants, restés là-bas, qu'il ne peut pas contacter et dont la sécurité n'est pas certaine. Il ne reste que les mots, l'oreille attentive à l'horreur. S reste calme, pas de larme. Il passera une nuit en centre d'hébergement d'urgence. Une seule nuit. Et demain il faudra rappeler. Encore et encore.

K a appelé pour que nous venions le voir. Il est polonais, la communication est compliquée. On peut ajouter à cela que K est très alcoolisé. Il est également épileptique, sans traitement. Il n'a pas de couverture maladie, pas d'argent, et même si c'était le cas, vie dans la rue et observance s'associent rarement. Hier, ou avant-hier – K ne se souvient plus – il a chuté. Plaies multiples au visage, suturées – agraffes sur le crane, parmi les cheveux non rasés pour l'occasion, coude gonflé avec une perforation étrange. Pas de compte-rendu de l'hôpital. K l'a-t-il perdu ou n'en a-t-il simplement pas eu ? K revient sur sa chute. Finalement, c'était peut-être une rixe, avec des russes. Ou une crise d'épilepsie. Ou les deux. Ou autre chose ?

Plus tard, nous allons voir G. Il ne nous attend pas. C'est une veille. G est un vieux monsieur que nous allons voir régulièrement pour maintenir le lien si mince qui résiste encore entre lui et le reste du monde. G dort dans une cabine, toujours la même, depuis des années. Il ne possède rien. Même pas de chaussures ce soir. Il ne vient plus en centre, ne se soigne plus. Il ne voit plus de travailleurs sociaux. G semble avoir de graves troubles psychiatriques. Pas une fois nous ne croisons son regard. Son discours est délirant, plein de persécution. Partout où il va, on le torture. Surtout à l'hôpital selon lui. De nous, il n'acceptera qu'un café et quelques échanges, même si nous ne semblons pas l'atteindre. Une forteresse invisible.

Plus tard dans la nuit, il y a N, une femme. Elle nous attend depuis trois heures. Alors que nous pensons la trouver endormie ou partie, elle est bien là, vive et alerte. Nous sommes censés lui proposer de l'accompagner aux urgences psychiatriques. Dans l'idéal. Dès le départ, quelque chose ne colle pas. N ne correspond pas au profil des personnes ayant des troubles psychiatriques que nous croisons régulièrement. N est très calme, nous explique son histoire, sa situation et surtout, nous regarde dans les yeux. Après quelques échanges, nous jouons la carte de la franchise et proposons à N cette solution. Elle refuse, ne comprenant pas pourquoi nous lui proposons cela. Elle évoque bien une hospitalisation pour « se reposer » mais n'en dit pas plus, et ne semble pas en souffrance. Nous optons alors pour une place en centre d'hébergement d'urgence. Lors du trajet, l'infirmière s'installe à l'arrière du véhicule avec N. Elles commencent à discuter. J'écoute attentive leurs échanges. Peu à peu, N s'ouvre, évoque enfin l'objet de l'hospitalisation. Des voix dans sa tête, qui lui parlent en permanence, qui lui dictent ses actes. Mais elle refuse d'aller voir un psychiatre ce soir, a peur de l'hospitalisation, de perdre sa liberté. Elle est déjà suivie dans un centre médico-psychologique. Elle a un traitement, mais cela ne change rien à ses voix. Elle sait que quelque chose ne va pas, mais elle résiste. Elle demande à l'infirmière : « Vous êtes sûre que ce n'est pas normal d'entendre ces voix ? Vous pensez que je pourrais convaincre un médecin que ces voix sont réelles ? ». Très doucement, l'infirmière, avec les mots parfaits, lui explique qu'a priori, non, ce n'est pas vraiment normal, que ça peut changer, lui permet de faire le lien entre ces voix et son hospitalisation. Alors que nous arrivons devant le centre, N accepte notre proposition de départ. Nous prenons en silence le chemin des urgences psychiatriques. L'infirmière maintient N dans cette énergie. Elle évoque d'autres sujets plus agréables. L'adhésion à cette proposition tient à un fil. Et ce genre d'orientation n'a bien souvent d'intérêt que si la personne adhère. Lorsque nous arrivons, N a peur, mais continue à nous suivre. Les urgences psychiatriques ne la connaissent pas. Première et désagréable surprise. Même si l'accueil reste cordiale, on nous apprend que nous aurions du aller ailleurs, où N est connue. Malgré tout, nous installons N dans la salle d'attente. Nous la laissons là, désemparée. Ici au moins, elle verra un second psychiatre, qui, peut-être, modifiera son traitement. Nous apprendrons plus tard dans la nuit qu'elle ne sera pas hospitalisée, le psychiatre considérant qu'elle n'est pas en état de crise.

 

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