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Introspection

Introspection
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11 juillet 2013

Lundi 10 juillet

Nous sommes le 10 juillet.

Nuit des papys.

Il y a des nuits à thème, des nuits où on croise trois ou quatre personnes qui ont la même problématique particulière. Cette nuit, nous avons croisé des hommes âgés. Très âgés. Bien trop âgés pour vivre dehors, même si personne n'a l'âge pour vivre ainsi.

 

D a 81 ans. Nous le connaissons bien. Nous connaissons sont lieu de vie, les équipes passent le voir régulièrement. Ce soir, je n'ai pas vu D depuis longtemps, un mois et demi au moins, et il a vieilli. J'ai du mal à le reconnaître. Il est, comme toujours, emmitoufflé dans son gros manteau. Il n'a plus de chaussures, un pied sans chausette. Il a investit cet abri bus. C'est « chez lui ». Il y a rangé ses nombreux sacs. Lui est allongé, sur un fin matelas de mousse est est couvert de deux duvets. Quand nous commençons à lui parler, sa bouche est tellement sèche que nous ne comprenons pas. Quelques gorgés d'eau plus tard, ça va mieux. D est désydraté, ses jambes, qui étaient couvertes d'ulcères il y a quelques mois encore vont mieux. Mais il n'a plus de chaussures, il les a jetés, de toute façon, il ne bouge plus. C'est une dame du quartier qui vient lui apporter à manger tous les jours. D ne viendra pas avec nous, il ne vient plus. Une altercation dans un centre l'a totalement fermé à toute proposition d'hébergement. Il va de plus en plus mal, nous ne pouvons rien faire. Cette situation est insupportable.

 

MG a 77 ans. Nous allons le récupérer dans un commissariat où il a été signalé. C'est la première fois que ce monsieur va être rencontré par une de nos équipes. A notre arrivée, nous sommes effarés, je suis effarée. Un vieux monsieur, la peau foncée, très maigre, nous accueille avec un grand sourire qui contraste avec la tristesse de ses yeux. MG est heureux que nous soyons là, il nous le répète, inlassablement. MG tient mal debout, a mangé aujourd'hui mais « si peu, je ne mange pas beaucoup ». Nous accompagnons alors MG en centre d'hébergement où nous devons faire le point. Pourquoi MG en est-il arrivé là ? Que pouvons-nous faire pour que cette situation change ?

- Vous savez, moi je suis un confident.

- Vous vous souvenez quelle était votre adresse avant de vous retrouver dehors ?

- Oh vous savez, il y a cette femme, on dirait qu'elle est gentille, mais c'est le diable incarné.

- D'accord, mais vous viviez à Paris avant ?

- Et bien après les Orphelins [d'Auteuil], où il y avait des père qui m'ont aidé, beaucoup, j'ai fait l'armée, il y a eu l'Algérie, la Tunisie, et puis l'Afrique... Là-bas j'étais un confident. Après, je restais toute la nuit pour veiller, c'était le Prisunic, c'est là que j'ai dormi. Mais il y a eu des vols. Des enfants qui volent alors j'ai du veiller toute la nuit et le jour je faisais les rayons.

- D'accord.

- Vous savez moi je suis un confident. C'est toujours moi qui ait été là pour les autres. Comme à l'église, j'étais un confident.

- Et bien pour une fois, c'est nous qui allons être là pour vous.

- Mais d'autres en ont certainement plus besoin que moi ! Moi j'ai eu une belle vie...

- Pour le moment, c'est vous qui nous préoccupez. Vous comprenez M, avec tout ce que vous avez donné aux autres, vous pouvez accepter qu'on vous aide un peu. Et puis se retrouver dehors à 77 ans, ce n'est pas normal. On va essayer de trouver des solutions.

- Et vous prenez des médicaments ?

- Oh... Des tas !

- Ah bon ?! Mais lesquels ?

 - Et bien, du miel. Et de la confiture. J'adore le sucre. Je pourrais en manger 5 kilos de confiture. Et puis les petits berlingots. Quand je vais pas bien, je prend du miel et hop, tout vas mieux !

...

" L'habitude est une étrangère qui supplante en nous la raison. "

...

- Dites-moi, vous vous souvenez de l'année dans laquelle nous sommes ?

- Dans les 2000, par là.

- Vous y êtes presque, essayer encore de trouver un peu...

Et dans un sourire malicieux : « Pardon, mais elle m'ennuie un peu votre question... »

Au final, il est impossible de dénouer les choses. MG fait peut-être un début de démence sénile. Le compte-rendu de l'infirmière est éloquent : « propos flous, désorientation spatiale et temporelle, délires mystiques, passe du coq à l'ane ». Laisser MG dans un centre pour une nuit n'est pas la solution. Nous l'accompagnerons au final à l'hôpital pour qu'il puisse avoir un bilan somatique ainsi qu'un bilan psychiatrique. Lorsque nous le quittons, il nous remercie encore. Peut-être nous aura-t-il oublié dans une heure.

Un mélange de tristesse et de rire après avoir déposé MG. Un monsieur plein de douceur et d'humour pour une situation terriblement préoccupante.

 

JC a 61 ans. Nous le croisons par hasard. Il dort sur une bouche d'aération. A l'arrêt du camion (pour vérifier qu'il respire toujours), il se réveille. Nous demande tout de suite un café. Il a froid. Il lui manque sans doute plus de la moitié de ses dents mais il sourit. Nous nous sommes arrêtés pour lui. Il n'en revient presque pas. Et lorsque nous lui proposons une place en hébergement, c'est presque comme si nous lui offrions une place au paradis. « D'autres en ont plus besoin que moi, il y a des priorités ».

JC ne comprend pas qu'il est une priorité. Lui aussi.

Il nous raconte pendant le voyage vers le centre qu'il a travaillé des années au ministère des affaires étrangère, dans la branche culture. Il a voyagé dans de nombreux pays. Sa vie semble pleine d'histoires magiques. Puis JC a dégringolé, tout doucement. Une méningite, une dépression, une perte d'emploi, une perte d'appartement... et la rue. Soudaine et imprévisible. Bien sûr JC a de la famille qu'il pourrait contacter, mais la honte, omniprésente, incisive, qui l'empèche de raconter son calvaire. Sa mère ne pourrait de toute façon pas l'accueillir, trop petit chez elle. Et puis trop compliqué.

JC parle beaucoup, malgré l'heure tardive. Il nous raconte le calvaire, de cette année de rue. Avant, c'était différent.

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10 juillet 2013

Vendredi 5 juillet

Nous sommes le vendredi 5 juillet.

 

Je travaille, comme toujours, avec une infirmière et un chauffeur. La nuit est chaude. Les rues sont pleines de gens qui célèbrent l'arrivée d'un été tant attendu.

Nous commençons la nuit avec ce monsieur. Il s'appelle M, est très alcoolisé, s'est fait voler sa tente plus tôt dans la journée. Il a été « signalé » par une autre association qui est toujours sur place. Bonjours cordiaux, nous sommes dans le même bateau. M peu difficilement discuter. Nous le prenons en charge pour une nuit.

Au même endroit, nous croisons un autre homme, d'une cinquantaine d'année. Visage triste et fatigué. Il s'appelle S, est arrivé en France il y a un peu plus d'un mois. Il vient du Cameroun, qu'il a fuit. Vu son français soutenu, nous supposons quelqu'un de lettré. Il ne comprend pas pourquoi la France le laisse dormir dehors. La réalité percute de plein fouet ses espoirs. S nous parle des tortures qu'il aurait subit, en prison, de ses douleurs chroniques, de sa colonne vertébrale abîmée, puis renforcée chirurgicalement. Nous n'avons rien à répondre à cette détresse physique. Il nous raconte aussi les assassinats d'autres membres de son parti. Il nous parle de sa femme et de ses deux enfants, restés là-bas, qu'il ne peut pas contacter et dont la sécurité n'est pas certaine. Il ne reste que les mots, l'oreille attentive à l'horreur. S reste calme, pas de larme. Il passera une nuit en centre d'hébergement d'urgence. Une seule nuit. Et demain il faudra rappeler. Encore et encore.

K a appelé pour que nous venions le voir. Il est polonais, la communication est compliquée. On peut ajouter à cela que K est très alcoolisé. Il est également épileptique, sans traitement. Il n'a pas de couverture maladie, pas d'argent, et même si c'était le cas, vie dans la rue et observance s'associent rarement. Hier, ou avant-hier – K ne se souvient plus – il a chuté. Plaies multiples au visage, suturées – agraffes sur le crane, parmi les cheveux non rasés pour l'occasion, coude gonflé avec une perforation étrange. Pas de compte-rendu de l'hôpital. K l'a-t-il perdu ou n'en a-t-il simplement pas eu ? K revient sur sa chute. Finalement, c'était peut-être une rixe, avec des russes. Ou une crise d'épilepsie. Ou les deux. Ou autre chose ?

Plus tard, nous allons voir G. Il ne nous attend pas. C'est une veille. G est un vieux monsieur que nous allons voir régulièrement pour maintenir le lien si mince qui résiste encore entre lui et le reste du monde. G dort dans une cabine, toujours la même, depuis des années. Il ne possède rien. Même pas de chaussures ce soir. Il ne vient plus en centre, ne se soigne plus. Il ne voit plus de travailleurs sociaux. G semble avoir de graves troubles psychiatriques. Pas une fois nous ne croisons son regard. Son discours est délirant, plein de persécution. Partout où il va, on le torture. Surtout à l'hôpital selon lui. De nous, il n'acceptera qu'un café et quelques échanges, même si nous ne semblons pas l'atteindre. Une forteresse invisible.

Plus tard dans la nuit, il y a N, une femme. Elle nous attend depuis trois heures. Alors que nous pensons la trouver endormie ou partie, elle est bien là, vive et alerte. Nous sommes censés lui proposer de l'accompagner aux urgences psychiatriques. Dans l'idéal. Dès le départ, quelque chose ne colle pas. N ne correspond pas au profil des personnes ayant des troubles psychiatriques que nous croisons régulièrement. N est très calme, nous explique son histoire, sa situation et surtout, nous regarde dans les yeux. Après quelques échanges, nous jouons la carte de la franchise et proposons à N cette solution. Elle refuse, ne comprenant pas pourquoi nous lui proposons cela. Elle évoque bien une hospitalisation pour « se reposer » mais n'en dit pas plus, et ne semble pas en souffrance. Nous optons alors pour une place en centre d'hébergement d'urgence. Lors du trajet, l'infirmière s'installe à l'arrière du véhicule avec N. Elles commencent à discuter. J'écoute attentive leurs échanges. Peu à peu, N s'ouvre, évoque enfin l'objet de l'hospitalisation. Des voix dans sa tête, qui lui parlent en permanence, qui lui dictent ses actes. Mais elle refuse d'aller voir un psychiatre ce soir, a peur de l'hospitalisation, de perdre sa liberté. Elle est déjà suivie dans un centre médico-psychologique. Elle a un traitement, mais cela ne change rien à ses voix. Elle sait que quelque chose ne va pas, mais elle résiste. Elle demande à l'infirmière : « Vous êtes sûre que ce n'est pas normal d'entendre ces voix ? Vous pensez que je pourrais convaincre un médecin que ces voix sont réelles ? ». Très doucement, l'infirmière, avec les mots parfaits, lui explique qu'a priori, non, ce n'est pas vraiment normal, que ça peut changer, lui permet de faire le lien entre ces voix et son hospitalisation. Alors que nous arrivons devant le centre, N accepte notre proposition de départ. Nous prenons en silence le chemin des urgences psychiatriques. L'infirmière maintient N dans cette énergie. Elle évoque d'autres sujets plus agréables. L'adhésion à cette proposition tient à un fil. Et ce genre d'orientation n'a bien souvent d'intérêt que si la personne adhère. Lorsque nous arrivons, N a peur, mais continue à nous suivre. Les urgences psychiatriques ne la connaissent pas. Première et désagréable surprise. Même si l'accueil reste cordiale, on nous apprend que nous aurions du aller ailleurs, où N est connue. Malgré tout, nous installons N dans la salle d'attente. Nous la laissons là, désemparée. Ici au moins, elle verra un second psychiatre, qui, peut-être, modifiera son traitement. Nous apprendrons plus tard dans la nuit qu'elle ne sera pas hospitalisée, le psychiatre considérant qu'elle n'est pas en état de crise.

 

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